INTERVIEW. Raphaël Krafft est journaliste indépendant, essentiellement en radio. Il a commencé à exercer son métier il y a 24 ans. En janvier dernier il publie « Passeur », un récit, ou plutôt un témoignage d’une expérience singulière.
Tout commence en 2015 lorsqu’il effectue un reportage sur les migrants qui se retrouvent bloqués à la frontière franco-italienne. Il passe quelque temps à alterner entre ces deux pays, entre Menton (France) et Vintimille (Italie). Une dizaine de kilomètres sépare ces deux villes mais la réalité est moins facile que vingt minutes en voiture pour les exilés qui d’Italie veulent se rendre en France.
Au fil de son reportage, Raphaël Krafft se lie d’amitié avec deux soudanais, Satellite et Adeel. Avec l’aide de son ami Thomas, il décide de leur faire passer la frontière en passant par le col de Feneste à 2 474 mètres d’altitude.
Il faut savoir qu’en France, aider des migrants est illégal. Selon le code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile, « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France sera puni d’un emprisonnement de 5 ans et d’une amende de 30 000€ ».
Raphaël Krafft était présent le 7 octobre au salon du livre durant le Prix Bayeux Calvados des correspondants de guerre. Worldzine a pu le rencontrer.
WorldZine : Quelle est la situation des migrants à la frontière en octobre 2015 ?
R.K : C’est une situation où la France a fermé sa frontière, afin de ralentir le flux de réfugiés qui arrive. Elle invoque une clause du traité de Schengen qui lui permet en cas de trouble à l’ordre public et de menace terroriste de fermer sa frontière. Des militants, des activistes, des juristes arguent qu’il n’y a pas de troubles à l’ordre public et pas de menace terroriste. C’est donc des contours assez flous. Les gens restent bloqués à la frontière et le paradoxe est que s’ils parviennent à la franchir, ils ont tout à fait le droit de se présenter dans une préfecture pour demander l’asile.
La procédure d’expulsion n’est pas respectée, puisque lorsque vous êtes arrêté par la police de l’air et des frontières et que vous formulez verbalement une demande d’asile, normalement vous entrez dans toute une procédure qui vous mène jusqu’a l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. Or ce n’est pas ce qu’il se passe. Les gens sont refoulés manu militari, directement vers l’Italie. Tout cela a beaucoup été documenté, notamment par les activistes de la Roya.
Lorsque j’étais à cette frontière je me suis retrouvé dans cette situation de deux soudanais qui voulaient aller en France, ils avaient étés refoulés par deux fois. Je me suis lié d’amitié avec eux, c’est comme ça que je leur ai proposé de passer.
Pourquoi être passé d’un format de reportage à un livre ?
C’est le quatrième livre que j’écris. Il y a mille façon de raconter des histoires, après il y a des formats qui se prêtent plus ou moins au type d’histoire et puis le livre est un beau format.
Comment qualifiez-vous votre action, est-elle militante ? Peut-on dire que c’est de la désobéissance civile ?
D’abord c’est à un moment d’être confronté à une situation, et de réagir en conséquences. C’est quelque chose de très personnel. C’est illégal donc d’aucuns peuvent qualifier cela de désobéissance civile. C’est un témoignage aussi. »
Est-ce que cela vous a décrédibilisé en tant que journaliste et avez-vous eu des problèmes avec la justice suite à la publication de votre livre ?
J’ignore si cela m’a décrédibilisé mais je crois que parmi les valeurs qui me paraissent importantes dans le journalisme c’est l’honnêteté, eh bien là j’ai été honnête.
Dans la mesure où les deux protagonistes ont obtenu le statut de réfugié, s’il y avait un procès ce serait une tribune pour montrer l’absurdité de cette situation : la France les a refoulés par deux fois. Les officiers de l’État français reconnaissent leur besoin de protection. Cela veut dire qu’il y a un problème.
Dans votre livre, vous faites référence à l’histoire de cette frontière, [les juifs qui ont fui l’Italie de Mussolini, la Shoah, Ndlr] vous parlez de cols dans la montagne, quelle est l’histoire de cette frontière ?
Pendant la seconde guerre mondiale, à partir de novembre 1942, les Allemands occupaient le sud de la France mais laissaient aux Italiens l’occupation du sud-est de la France. Les Italiens protégeaient les Juifs qui s’y sont installés. Ils y avaient alors beaucoup de communautés réparties de la côte d’azur jusqu’au nord des alpes françaises, dans la zone d’occupation italienne. Lorsque le général Badoglio a signé l’armistice avec Eisenhower en septembre 1943 les troupes d’occupation italiennes sont parties de France, ce sont les nazis et les Français qui sont arrivés. Les Juifs ont alors fui, la communauté la plus importante était située à Saint Martin Vésubie, et donc ils sont passés par les cols de Cerise et de Feneste et nous on est passés par le col de Feneste.
Une comparaison avec la Shoah serait-elle déplacée selon vous ?
Je ne remets pas en cause l’unicité de la Shoah. Cela reste un événement unique par son ampleur. Ces cols des alpes, c’est par là que tous les persécutés de l’Europe sont passés. Que ce soit les Juifs, les antifascistes, les Yougoslaves ou les Hongrois. Il me paraît alors pertinent de rappeler qu’il y a des gens qui ont fui et qui sont passés par là. C’est le cas en l’occurence de ces deux Soudanais.
La multiplication des plaques mémorielles ne doit pas faire oublier qu’aujourd’hui encore il y a des gens qui sont persécutés et d’autres qui les aident.
Vous intitulez votre livre « Passeur », ce mot n’a-t’il pas une connotation négative, dont le sens a peut-être changé au fil du temps ?
C’est vrai. Il y a une connotation négative dans ce mot. Il y a toujours eu des passeurs, des lors que l’on a construit des murs entre les pays pour empêcher les gens de passer, il y a toujours eu des personnes qui ont aidés ces gens à passer. De façon plus ou moins honnête. Aujourd’hui, il y a une vraie industrie du passage qui est souvent liée avec les milieux mafieux. Mais si on prend l’exemple des Pyrénées pendant la seconde guerre mondiale, il y a 50 000 personnes qui sont passées grâce à des passeurs. Des professionnels : c’est à dire des gens qui se faisaient payer. À côté, les passeurs entre guillemets bénévoles, militants, c’est toujours la minorité. Les gens ne peuvent pas seulement se contenter des bonnes âmes, il faut des professionnels. En ce qui concerne les passeurs d’aujourd’hui, il y a, notamment en Libye, ce que l’on peut appeler une véritable traite des êtres humains.
Photo de Une : lors d’une pause dans l’ascension du col de Feneste : Thomas, ami de Raphaël Krafft et Satellite, citoyen soudanais. Photo : Raphaël Krafft.