MUSIQUE. Vers la fin des années 1980, le sociologue allemand Norbert Élias a consacré les derniers instants de sa vie à l’étude du compositeur Wolfgang Amadeus Mozart, dans un ouvrage intitulé Mozart. Sociologie d’un génie (1991). L’occasion de mettre en lumière une figure emblématique du classicisme, dont la vie et les conditions sociales restent souvent méconnues, du fait d’une renommée étouffante et idéalisée par la force du nom.
Une définition abstraite du génie de l’artiste
Si la légende veut que le jeune Wolfgang Amadeus Mozart ait commencé à improviser des menuets dès l’âge de 5 ans, Élias annonce d’emblée son raisonnement consistant à justifier le génie de l’artiste à travers cet ouvrage. La paradoxe apparaît dès l’instant où le sociologue présente le titre de son étude sur le compositeur Sociologie d’un génie, un génie n’étant par définition pas déterminé par des règles de conduite. Au contraire, Élias détaille sa vision de la sociologie comme science sociale permettant d’expliquer l’incompréhensible, dans un travail minutieux d’analyse. Dans une vision kantienne de la dichotomie à opérer entre le génie et le talent, il paraît pertinent de citer la fameuse maxime du philosophe « le génie est le talent qui permet de donner à l’art ses règles ».
Le génie de l’artiste va ainsi de pair avec son inventivité, et se place bien au-dessus de la notion de talent par sa forte puissance. Élias décrit ici le génie à travers un certain romantisme, à savoir la capacité de l’individu à transgresser les normes et les conventions. Il y a en effet chez Mozart une réelle aspiration à bousculer les codes de la société et s’affirmer comme artiste indépendant à la fin de sa courte vie, y compris dans l’écriture musicale. Le compositeur tente implicitement de redonner à l’artiste ses lettres de noblesse en rompant avec la tradition aristocratique de faire de ceux-ci de simples artisans de la cour. Cette philosophie qui façonne Mozart à travers les années est un élément déterminant dans sa carrière, ce qu’Élias exploite dans son analyse sociologique.
La lutte sans relâche contre la société de cour
Norbert Élias est un sociologue reconnu pour son étude sur la société de cour à laquelle il consacre un ouvrage complet. Il tente ici de l’appliquer à Mozart afin d’illustrer l’influence de ce concept sur son existence.
Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, les musiciens restent très dépendants des faveurs, de la protection et donc des goûts de la cour. Être artiste et être reconnu comme tel passe d’abord par une reconnaissance de la cour : il est nécessaire de s’assurer une position au sein de l’aristocratie afin de garantir à soi-même et à sa famille un revenu décent.
Élias distingue deux notions dans la société de cour allemande sur cette période : la « civilité » et la « culture ». Les architectes, autant que les musiciens, doivent se plier aux ordres de cette société de cour qui détient la force dirigeante. D’autant plus que Vienne est longtemps considérée comme capitale de la musique, mais aussi comme siège de la cour impériale.
La soumission des artistes ou l’avènement d’un artisanat par la cour
Dans ces conditions de travail, il n’est pas aisé d’entamer une vie d’artiste au sens le plus pur du terme. Les conditions d’un musicien de cour du milieu du XVIIIème siècle sont alors toutes particulières. Mozart est placé dès 1773 dans la domesticité du nouvel archevêque de Salzbourg qui entrave sa liberté de création en lui imposant des formes de musiques rigides, souvent religieuses. Ces formes musicales très définies insupportent au plus haut point le jeune compositeur.
Tous les musiciens de cette époque qui avaient réussi à se hisser dans le réseau de la société de cour occupaient une charge fixe en vivant sous contraintes, ce qui s’apparente clairement à de l’artisanat. Il y a une discordance sociale majeure entre la pureté de l’art et cette société de cour. Par exemple, le compositeur Telemann avait lui aussi obtenu une charge de musicien de la cour, ce qui fut aussi le cas en France avec Jean-Baptiste Lully et Louis XIV. Les musiciens étaient alors considérés comme des figures aussi importantes que les « confiseurs, les cuisiniers ou les valets de chambre », selon Élias.
Cette scène du film Le roi danse – réalisé en 2000 par le belge Gérard Corbiau – illustre la charge hautement symbolique du Lully vis-à-vis de la couronne.
Déjà entre 1763 et 1766, la famille de Mozart – entraînée par le patriarche Léopold – effectuait une grande tournée européenne de musique dans toutes les capitales. Chaque concert était l’occasion pour tous les membres de la famille de se produire sur scène. Le travail que devait alors effectuer le jeune Wolfgang était remarquable, mais produit de force pour la tournée. Il s’agit ici du symbole même de la commercialisation des œuvres de l’enfant, et donc de la puissance de cette société aristocratique sur les artistes.
La tentative d’émancipation manquée à Paris
Sur cette période, la soumission des artistes au pouvoir ne toucha pas le domaine de la philosophie et de la littérature ayant permis l’éveil d’une conscience sociale chez les bourgeois. Âgé d’une vingtaine d’années, Mozart apprécie la situation et séjourne un moment à Paris, en témoigne cette lettre envoyée à son père Léopold peu avant son départ en 1777.
C’est le seul endroit où l’on peut gagner de l’argent et se faire honneur […]. Quiconque a écrit quelques opéras à Paris reçoit quelque chose de fixe par an. Et puis il y a le Concert spirituel, l’académie des amateurs […]. Si l’on donne des leçons, l’usage veut que l’on gagne 3 louis d’or pour 12 leçons. On fait ensuite graver en souscription des sonates, trios et quatuors
Si le jeune compositeur s’épanouit dans un premier temps dans la ville-Lumière qui connaît des mutations semblables dans la musique à celles de la littérature et de la philosophie, le rêve s’anéantit progressivement au fil du séjour. La bourgeoisie commence certes à s’affirmer, et un marché de la musique émerge lentement, mais le patronage de l’aristocratie parisienne reste conséquent. Malgré tous ses efforts, Mozart ne parvient pas à s’imposer dans le milieu aristocratique parisien : le style n’est pas compris, son réseau est défaillant, et l’adaptation aux codes de la cour – à l’instar de ceux de Vienne – n’est pas satisfaisante. Le souhait d’émancipation de Mozart en France s’arrête brutalement. Car contrairement au Saint-Empire romain germanique éclaté en plusieurs cours du fait des principautés, le Royaume de France est un État unitaire et centralisé et n’en dispose que d’une seule. Si Mozart peut obtenir les faveurs et une charge auprès d’un autre prince outre-Rhin, cela n’est pas possible dans le Royaume de Louis XV.
Cette aspiration à plus de libertés se traduit toutefois par son entrée dans la franc-maçonnerie en 1784. Dès le XVIIIème siècle, un marché du livre se forme et permet notamment une certaine autonomie des libraires et de quelques écrivains. Ce qui permet un détachement de cette société de cour. Mozart, lui aussi, souhaite s’assurer une indépendance en donnant des cours, des audiences privées, ou en répondant à des commandes d’œuvres. Mais il se heurte, comme tout l’univers de la musique, à une dépendance aristocratique, à la fois sociale et esthétique.
L’heure de la révolte
Sans doute Norbert Élias lui-même s’est reconnu dans ce compositeur de Salzbourg, en établissant un parallèle avec ses travaux sociologiques qui ont mis des décennies avant d’être mondialement reconnus, et devinrent des références universitaires. Il en est de même pour Mozart.
Le musicien décide en 1781 de se séparer de son père et du prince-archevêque de Salzbourg. Mozart pense que cette prise d’indépendance sera totale. En effet, ce nouvel envol lui permet de sortir des conventions et d’innover musicalement.
C’est le cas de son opéra allemand (singspiel) L’enlèvement au sérail en 1782. Cette pièce commandée par l’Empereur d’Autriche Joseph II est un succès à Vienne. Mais elle fait débat pour son exotisme, son utilisation de motifs, de mélodies et d’instruments connotées à l’Empire ottoman. C’est à cette occasion que l’Empereur adresse au compositeur ce fameux reproche « Trop beau pour nos oreilles et bien trop de notes, mon cher Mozart ! ».
Une révolte qui n’améliore pas la situation du compositeur
Mais la fin des années 1780 ne laisse pas l’ombre d’un succès pour Mozart, qui s’endette. Il se heurte aux codes de la société : son esthétique n’est pas reconnue. Mais plus important encore, il est victime d’un profond mal-être, celui de n’être aimé par personne, ni par la société, ni par ses proches, ni même par sa femme Konstanze.
Dans l’analyse d’Élias, Mozart apparaît à la jonction de deux courants divergents « dynamique conflictuelle entre les normes des anciennes couches dominantes et celles des nouvelles couches montantes ». Cette position provoque une perte de repères chez Mozart, une orientation incompréhensible de ses désirs et le sentiment d’avoir été vaincu. Un génie peut donc parfaitement
douter de son œuvre. Norbert Élias analyse chez Mozart la structure d’une personne de type maniaco-dépressif avec des aspects paranoïaques qui témoigne de ce mal-être : le manque d’amour ou de compassion est camouflé par le génie musical de l’artiste. Dans une autre mesure – plus physique – Mozart aurait aussi été victime de son apparence. Dans un cercle vicieux, son physique ne correspondant pas à ses désirs, celui-ci manifestait un sentiment de culpabilité permanent pour lui-même.
Mozart a mené une lutte de libération contre ses maîtres et commanditaires aristocrates, en tant que marginal bourgeois. Ce qui l’a tué, c’est cette société de cour face à laquelle il se heurtait : son habitus correspondait trop tôt aux conditions libérales d’un Beethoven qui, lui, pourra vivre de son génie au XIXème siècle.