INTERVIEW. Depuis son indépendance en juillet 2011, le Soudan du Sud ne parvient pas à trouver un équilibre. Déchiré entre le camp du président Salva Kiir et celui de son ancien vice-président Riek Machar, le pays étouffe. Si un accord de paix a été signé en septembre 2018, il reste pour l’instant lettre morte et les tensions politiques, à leur apogée. Une solution semble néanmoins se profiler avec le retour définitif du rebelle Machar, prévu à Djouba – la capitale – le 12 novembre, dans le but de former un gouvernement d’union nationale avec son opposant. Chacun retient son souffle et croit en cette éclaircie, qui viendrait clore six années d’affrontement entre les deux hommes.
Géo-politologue de formation, Marc Lavergne découvre le Soudan en 1982 : il est nommé à la tête d’un centre de coopération scientifique et technique à l’université de Khartoum, où il restera six ans. Recruté comme chercheur au CNRS en 1991, il conserve son intérêt pour le sort du Soudan. Marc Lavergne y est envoyé en 2002 dans le cadre d’une mission internationale de cessez-le-feu dans les monts Nouba, puis en 2006 comme coordinateur du groupe d’experts du Conseil de Sécurité de l’ONU pour le Darfour. Depuis lors, il s’est rendu à plusieurs reprises tant au Soudan du Sud qu’au Nord, dans le cadre de missions universitaires ou humanitaires. Il a accepté de répondre à nos questions sur l’évolution du Soudan du Sud.
WorldZine : Comment expliquer la situation actuelle au Soudan du Sud ?
Marc Lavergne : Le conflit a éclaté en décembre 2013 entre le président Salva Kiir et son ex vice-président Riek Machar. Si depuis, les accords de cessez-le-feu se suivent et se ressemblent, l’espoir d’une paix durable laisse constamment place à de nouvelles désillusions. Plus d’un tiers de la population sud-soudanaise (4 millions de personnes, ndlr) a été déplacée, et 40 000 morts sont à déplorer. Le pays a été dévasté par l’armée gouvernementale, mais aussi par des bandes issues des tribus de la cuvette du Haut-Nil, au nord de la capitale Djouba. Des combats sont survenus autour des puits de pétrole au nord, exploités par des compagnies chinoises, indiennes ou malaisiennes. Tout cela semblait rentrer dans l’ordre ces derniers temps, en particulier grâce aux médiations de l’Union africaine, entre Salva Kiir (issu de l’ethnie des Dinka, majoritaire dans le pays) et Riek Machar (appartenant à la communauté des Nuer).
La rivalité ethnique est-elle le principal facteur explicatif du conflit ?
Non, comme c’est d’ailleurs souvent le cas en Afrique. Les Occidentaux ont tendance à appliquer une grille d’analyse basée sur l’ethnie pour décrypter les conflits, évacuant la réalité des problèmes politiques locaux. S’y agrègent également des jeux d’intérêts personnels ou d’ambitions politiques. Il y a trente ans, c’est bien la question de l’unité du pays qui a séparé Riek Machar, de Salva Kiir, le bras droit du colonel John Garang, fondateur et chef du Mouvement de Libération des Peuples du Soudan. Ce leader s’était battu pendant vingt ans avant la signature des accords de Naivasha, en janvier 2005, qui devaient déboucher sur l’indépendance du Sud en juillet 2011. Opposé au régime islamiste du général Omar-el-Béchir, ce mouvement souhaitait préserver l’unité de tout le Soudan : il luttait pour l’égalité de tous les citoyens, et pour que les habitants du Sud ne soient plus soumis à une sorte d’apartheid par ceux du Nord. Pour John Garang, le véritable conflit se situait entre le centre – Khartoum et sa région – qui captait toutes les richesses, et les périphéries, défavorisées : le Sud, bien sûr, mais aussi le Darfour, les monts Nouba, la Nubie au nord, la mer Rouge à l’est. Il estimait que la solution n’était pas l’indépendance, mais l’égalité de tous les citoyens et un partage des ressources équilibré entre toutes les régions.
Avant l’indépendance, pouvait-on parler d’unité au Soudan ?
Les différences entre la République du Soudan (au nord) et le Soudan du Sud remontent à la période coloniale, au début du 20ème siècle. Considérant le Soudan comme en « état de nature » à la Rousseau, les colons anglais ont entrepris de le préserver tel qu’il était, ou plutôt tel qu’ils le percevaient : « un zoo humain » peuplé de gens tout nus qui parcourent les marécages avec leurs vaches. L’objectif était alors de maintenir la paix a minima, sans perturber les autochtones. En interdisant les prédicateurs et les commerçants du nord musulmans, ils ont isolé le pays, peu attractif à leurs yeux. Les habitants du Sud se sont révoltés dès l’indépendance du Soudan en 1956, en refusant leur rattachement au Nord.
Comment le pays s’est-il dirigé vers la séparation, pour laisser place à deux entités distinctes ?
Si John Garang luttait pour l’unité du pays, Riek Machar était lui en faveur de l’indépendance du Sud-Soudan. Ce qui reste paradoxal, puisqu’il était soutenu par Khartoum qui se battait pourtant contre cette même indépendance. Les deux se sont réconciliés et, le 9 juillet 2011, un référendum a consacré l’indépendance du Sud. Même si ce vote était probablement le choix des Soudanais du Sud, il résulte surtout de la volonté des Américains et des Occidentaux. Je tiens à souligner le fait que les Soudanais du Sud ont volontairement choisi de garder le nom de « Soudan » : je pense qu’ils voulaient garder une part de leur identité, ne pas marquer une séparation totale. Bien qu’ils aient été réduits en esclavage par les gens du nord, il y a tout de même un sentiment d’identité commune qui subsiste de part et d’autre. Mais le Soudan en tant qu’État a disparu car désormais, il est séparé en deux entités différentes : la République du Soudan (au nord) et le Soudan du Sud.
Le Sud-Soudan était-il suffisamment préparé pour faire sécession du Nord ?
Le Soudan du Sud est venu à l’indépendance sans aucune infrastructure, aucun cadre, aucune administration, pas d’école, pas d’hôpitaux, pas de routes, pas d’électricité. Tout le monde a applaudi très fort quand ce 54ème État africain est né. On a donné les clés du pouvoir aux anciens combattants, qui ne pensent qu’à se reposer et à se remplir les poches. Que ce soit la faute des soldats de Salva Kiir ou de Riek Machar, l’histoire est la même. Ce pays n’est ni fait ni à faire. Ayant bien connu le chef de la rébellion pendant tout le temps de la guerre, je m’étais risqué à lui adresser quelques conseils : « Il faut créer une administration, il faut préparer l’indépendance, parce que tu vas gagner un jour. » Mais il n’a jamais rien fait, parce qu’il était un autocrate et que tout le monde soit le respectait, soit le craignait. Lorsque l’indépendance est devenue effective, c’est l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui a décidé d’envoyer des experts, de jeunes diplômés étrangers qui n’avaient jamais vu un pays comme ça. Tout était à construire.
Sur place, l’ONU a-t-elle réussi à apaiser la situation ?
Loin de là, je dirais même qu’elle l’a empirée. Son action est complètement en apesanteur, hors sol par rapport à la réalité de ce pays. On voulait apprendre à des gens qui se battent depuis vingt ans comment commander, comment être digne de « leadership » et de « nation building ». Tous ces mantras de l’ONU ne sont que des mots creux, déconnectés du terrain, qui permettent d’entretenir toute une techno-bureaucratie. J’ai travaillé pour l’ONU au Darfour (région de l’ouest du Soudan avec une population entièrement musulmane, ndlr) au sein d’une petite équipe, chargée de rendre son rapport au Comité des sanctions du Conseil de Sécurité tous les six mois. Mais ce travail sans moyens et sans soutien n’a aucun effet pratique, en l’absence d’unanimité des cinq membres permanents.
Quid de son armée, les Casques bleus, présente sur place ?
Au Soudan du Sud, les Casques bleus ne font strictement rien pour la population. Ils ne sont pas là pour la protéger, mais pour séparer les combattants. Les soldats ne sont pas du tout motivés par ce pays « barbare » qu’ils ne connaissent pas. Ils n’ont rien en commun : issus de 50 pays différents, ils ne parlent pas la même langue, ne portent même pas le même uniforme (outre le Casque bleu). S’ils ouvrent les portes de leurs camps à des locaux pourchassés par des tueurs, cela relève davantage de l’assistance à personne en danger que de l’accomplissement d’une mission. Concrètement, ils touchent des salaires beaucoup plus intéressants que les soldats qui officient dans leur pays d’origine. Cette « armée du dimanche » est constituée de 12 000 hommes et représente un coût d’un milliard de dollars par an. Et ce, quand ils ne sont pas complices des crimes de guerre, comme ce fut le cas au Rwanda, en Bosnie. Je ne critique pas l’existence-même de l’ONU, mais son inefficacité avérée et les méthodes utilisées.
Les Occidentaux ont-ils joué un rôle dans l’aggravation du conflit sud-soudanais ?
Les dirigeants politiques occidentaux ont leur part de responsabilité puisqu’ils laissent faire ces massacres. C’est même eux qui ont poussé le Sud vers l’indépendance. La vision du monde des Américains revient à séparer ceux qui ne sont pas d’accord entre eux, comme ils l’ont fait en Yougoslavie, après la chute de l’URSS. Dans Le choc des civilisations (1996), Samuel Huntington soutient que le monde est divisé en aires culturelles distinctes, non conciliables. Pour les Américains, les « Noirs » du Sud (en majorité chrétiens) ne pouvaient pas cohabiter avec les « Arabes » (en majorité musulmans), d’où la création d’une frontière artificielle.
La réalité est évidemment plus compliquée que cette division manichéenne. Les différences n’empêchent pas de former une nation : la France en est l’exemple. Par ailleurs, à l’image de la guerre commerciale sino-américaine, les deux parties s’affrontent au Sud-Soudan pour le contrôle du pays et de ses matières premières. Si la Chine paie effectivement le pétrole qu’elle exploite au Soudan du Sud, elle ne se soucie pas du chaos provoqué par la corruption des dirigeants. Les compagnies occidentales ne se comportent pas autrement. Et l’on peut regretter que ces ressources ne servent pas à construire l’Etat, avec des services et des infrastructures utiles pour la population locale.
Qu’en est-il de l’implication de la France, plus particulièrement ?
L’État français, en tant que tel, a une présence marginale au Soudan du Sud. Comme ailleurs en Afrique, ses représentants sont parfaitement conscients qu’ils ont en face d’eux des dirigeants corrompus, qui torturent les dissidents et les civils. L’armée française est au service de ces dirigeants, qui luttent contre leurs opposants, et qu’ils accusent de vouloir déstabiliser le continent, parfois pour le compte d’États concurrents comme les Etats-Unis. Tous les jeunes qui sont recrutés au nom de l’Islam se laissent embrigader car ils n’ont pas d’autre perspective d’avenir, à moins de tenter l’aventure périlleuse et incertaine de l’émigration vers notre pays. Il en est de même pour ceux issus des conflits dits « ethniques » comme on l’observe au Soudan du Sud. C’est donc en grande partie notre politique extérieure qui est la cause de cette émigration massive de la jeunesse, que nous percevons comme un danger.
Trouvez-vous que la couverture médiatique en France soit suffisante pour dénoncer ce qu’il se passe au Soudan du Sud ? Estimez-vous avoir un rôle à jouer dans cette prise de conscience, en tant que spécialiste ?
Le Soudan du Sud, où mon premier voyage remonte à 1983, reste une terra incognita en France, puisqu’il ne fait pas partie de notre « pré carré ». La presse française ne peut pas couvrir l’ensemble du continent africain, et délaisse les pays que les Français ignorent, surtout s’il sont difficiles d’accès et dépourvus de relais locaux. Je participe comme mes collègues « africanistes » à des émissions, aux journaux radio ou télédiffusés, je communique sur les réseaux sociaux, j’écris des articles pour analyser l’actualité africaine, en France et à l’étranger. En France, nous avons la chance de posséder une presse libre et compétente, notamment grâce au service public. À mon avis, les spécialistes – à ne pas confondre avec les consultants et autres animateurs de think tank, qui n’ont souvent pas de connaissance directe du terrain – ont pour rôle de transmettre leur vision par l’intermédiaire des journalistes qui leur donnent la parole.
Malheureusement, ces spécialistes sont de moins en moins nombreux : les formations universitaires se réduisent, et les occasions d’acquérir une connaissance directe et concrète des sociétés africaines, de plus en plus rares. C’est à l’image du déclin général de la place de la France dans le monde, et l’Afrique en est l’exemple le plus frappant. L’armée prétend de plus en plus combler ce vide, grâce à des moyens financiers considérables. Mais son échec récurrent sur ses terrains d’intervention au Sahel, en Centrafrique et ailleurs, fait douter de sa capacité à dépasser ses préjugés et son sentiment de supériorité, fondé sur plus d’un siècle de présence coloniale et post-coloniale.
Finalement, les meilleurs connaisseurs de l’Afrique sont aujourd’hui les hommes d’affaires et les entreprises qui y trouvent des marchés. Mais ils ne s’expriment pas en public. L’Afrique est donc trop souvent victime de caricatures médiatiques, entre les images des organisations humanitaires – qui deviennent de véritables entreprises pour lesquelles la misère africaine est un marché – et les compagnies qui entretiennent une presse spécialisée. On y représente des Africains en costume trois pièces qui ont étudié à Harvard ou à l’ENA, qui incarnent les clichés de « l’Afrique qui gagne » ou de « l’Afrique, continent du XXIè siècle ». La réalité est évidemment plus complexe, plus conflictuelle, mais aussi, souvent, plus encourageante.
Croyez-vous en l’espoir d’une paix durable au Soudan du Sud ?
Tant que les problèmes de fond n’ont pas été réglés, je ne pense pas que la situation puisse s’arranger. Il faut un corps stable, c’est-à-dire un État qui fixe des lois, qui accorde les mêmes droits à tous. Le pouvoir est aux mains des militaires, qui pillent les ressources, en particulier la rente pétrolière et les terres agricoles, sous prétexte d’avoir combattu pour libérer le pays. De ce fait, le potentiel du Soudan du Sud n’est pas mis en valeur. Un équilibre pourrait néanmoins s’instaurer entre des acteurs politiques et militaires qui se connaissent de longue date et qui ne sont séparés que par l’ambition et l’avidité. Un compromis général parait plus difficile sur les dissensions de fond. Le Soudan du Sud est une mosaïque ethnique, comme toute l’Afrique. Ce qui compte, ce ne sont pas les divisions, mais les liens qui sont tissés depuis des siècles entre les différents peuples, tribus et clans, qui ont mis au point des mécanismes de régulation négligés par les intervenants extérieurs. Reste à observer comment la situation évolue.