ENQUÊTE. De la mort de George Floyd aux Etats-Unis ayant provoqué des milliers de manifestations à travers le monde à la marche pour Adama à Paris du samedi 13 juin ayant réuni 20 000 personnes, le sujet des violences policières domine le débat public. WorldZine a choisi de se pencher plus précisément sur le maintien de l’ordre lors des manifestations en France.
Les manifestations contre la loi Travail de 2016 et le mouvement des gilets jaunes ont remis sur le devant de la scène la question des violences policières entourant la gestion des manifestations en France. Si le terme même de violences policières fait débat, WorldZine a choisi d’interroger des spécialistes du maintien de l’ordre pour tenter de dépasser les polémiques.
Ils livrent entre autres leur analyse sur le matériel des forces de l’ordre françaises, la doctrine et les consignes appliquées en manifestation, ainsi que les mécanismes de contrôle censés prévenir les actes délictueux commis par les policiers et gendarmes lors des manifestations.
LBD et grenades explosives : un équipement qui interroge
Au sein des pays européens, les forces de l’ordre françaises étaient les seules à être équipées de grenades explosives GLI-F4 (remplacées en janvier 2020 par les grenades GM2L) et parmi les rares à utiliser sans réserves les lanceurs de balles de défense (LBD) lors d’opérations de maintien de l’ordre. En février 2019, la commissaire aux droits de l’homme de l’Union européenne a affirmé que les LBD relèvent d’un « usage disproportionné de la force. » Est-ce à dire qu’il y a un problème avec le matériel utilisé par les forces de l’ordre françaises ?
Aurélien Restelli, doctorant en science politique à l’Université Versailles St-Quentin sur le thème du maintien de l’ordre, affirme que « cela dépend du point de vue. » Les policiers estiment que le LBD ne pose pas problème puisqu’il s’agit du seul moyen de « garantir leur intégrité physique » dans certaines conditions. Il nuance néanmoins en expliquant que ce n’est pas le cas de toutes les forces de l’ordre puisque la gendarmerie mobile (chargée du maintien de l’ordre) l’utilise très peu. Si le LBD a été conçu à l’origine pour les missions d’anti-criminalité dans des quartiers à risque, il a connu depuis un « détournement d’usage ».
La dangerosité des LBD vient d’un usage qui n’est pas adapté au contexte, ce qui ne veut pas dire non plus qu’ils sont forcément employés correctement dans des quartiers populaires
Aurélien Restelli, spécialiste du maintien de l’ordre.
Alexandre Langlois, policier et secrétaire général du syndicat Vigi Police (seul syndicat ayant accepté de répondre à nos questions parmi ceux contactés), estime quant à lui que le problème du LBD vient d’un « mauvais encadrement légal. » Il affirme qu’il y a « besoin d’une arme intermédiaire entre la matraque et les armes à feu » mais que le problème est le manque de contrôle de l’utilisation des LBD et l’absence de sanction par l’IGPN qui « ne vérifie rien derrière. » Il va plus loin en affirmant que « le LBD perturbe le travail de tous les policiers mais l’appareil d’État laisse faire et encourage les comportements déviants. »
Les controversées grenades GLI-F4 (ayant entraîné la mort de Rémi Fraisse en 2014) contenant de la TNT ont été remplacées en janvier 2020 par les grenades GM2L, censées être moins dangereuses mais ayant un fonctionnement et des effets similaires. Ces deux modèles sont classés comme « matériel de guerre ». Aurélien Restelli souligne que la France est un des seuls pays à utiliser cette arme contre sa population civile, au risque de laisser des « séquelles assez graves. » Alexandre Langlois admet lui aussi que les grenades posent problème, mais affirme qu’elles ne sont utilisées que « très rarement » s’il se passe « quelque chose d’assez grave. »
2016 : le tournant de la loi Travail
L’ensemble des acteurs interrogés s’accordent pour dire qu’une bascule est intervenue dans le maintien de l’ordre en France depuis les manifestations contre la loi Travail en 2016. Aurélien Restelli explique qu’il y a eu un retour de la violence en manifestation telle qu’elle avait disparu depuis les années 1970-1980. Alexandre Langlois fait le même constat en désignant comme responsable le nouveau code de déontologie de la police nationale de 2014 mis en œuvre sous Manuel Valls qui place la police non plus au service des « libertés et des institutions de la République » mais des « institutions et des intérêts nationaux » qui sont « définis par des lois. »
Alexandre Langlois dénonce plus largement l’influence des politiques sur l’apparition de ce contexte tendu : « C’est que les politiques n’ont plus voulu faire leur travail de politiques. Il y a une utilisation de la police contre le peuple. » Il explique que ce nouveau code de déontologie a été appliqué lors des manifestations contre la loi Travail et plus généralement « à chaque fois que des réformes sont impopulaires ». Aurélien Restelli estime quant à lui que le mouvement atypique des gilets jaunes « a fait passer le maintien de l’ordre français dans une autre dimension » du fait de son intensité à la fois « dans l’espace et dans le temps. »
Un mouvement parti sur des revendications sociales a très vite porté des revendications contre les violences policières. Les forces de l’ordre ne sont plus considérées comme un moyen pour encadrer la manifestation mais comme un adversaire à affronter.
Aurélien Restelli, spécialiste du maintien de l’ordre.
Un modèle français en difficulté
Le modèle français de maintien de l’ordre semble mis à l’épreuve par ces évolutions récentes. S’il faut « largement relativiser » l’existence d’une doctrine stabilisée dans le maintien de l’ordre, Aurélien Restelli en dégage quelques grands principes : « le maintien à distance des manifestants (gaz lacrymogène), la négociation avec les représentants syndicaux et l’anticipation, la volonté de faire en sorte qu’il y ait le moins de blessés possibles. »
Or, Aurélien Restelli explique qu’il y a de moins en moins de « porte-paroles légitimes » lors des manifestations, ce qui complique le dialogue avec les préfectures et les policiers. Les foules sont désormais « plus difficiles à représenter et à contrôler. » Alexandre Langlois dénonce la « gestion de la foule généralisée » qui est désormais la norme et provoque des « dommages collatéraux intolérables. » Il prône à l’inverse la mise en place de « mesures de désescalade » permettant de maintenir le dialogue avec les manifestants, d’utiliser la violence en dernier recours et avec parcimonie, de toujours avoir la possibilité de revenir en arrière.
Si la tendance globale en Europe est plutôt à la désescalade, Aurélien Restelli souligne que la France n’a pas souhaité participer au projet GODIAC (Good practice for dialogue and communications as strategic principles for policing political manifestations in Europe) de recherche et de formation commun de l’Union européenne sur le maintien de l’ordre.
Faut-il parler de violence(s) policière(s) ?
Dans ces conditions, les violences commises par les forces de l’ordre lors de manifestations amènent de plus en plus d’observateurs à dénoncer l’existence de violences policières. Le débat est âpre autour de l’utilisation de ce terme. Alexandre Langlois récuse l’usage d’un terme « fourre-tout » qui « ne veut rien dire légalement. » Il appelle plutôt à opérer la distinction entre les « violences commises dans un cadre légal » et « les violences illégitimes condamnables par la loi » qui sont pour lui regroupées au sein du terme de violences policières.
Aurélien Restelli assume l’usage du terme de violences policières : « il y a un certain nombre de comportements policiers déviants qui font un ensemble de gestes et de violences policières. » Il est bien plus réservé sur l’usage de ce terme au singulier, qui supposerait « un souhait implicite de la part de l’institution ou de l’État d’exercer un certain niveau de violence contre les manifestants. » Si cela reste à établir, il relève qu’il y a des « consignes écrites ou informelles ayant vocation à programmer une action violente de la part des policiers » telles que les directives du préfet Lallement recommandant « d’impacter les manifestants. »
Il semble y avoir une tendance à encourager un comportement agressif de la part des policiers, une volonté de ne rien céder aux manifestants.
Aurélien Restelli, spécialiste du maintien de l’ordre.
En dépit de ce débat entourant le terme de violences policières, il semble y avoir une forme de consensus sur les explications à ces violences. Alexandre Langlois dénonce d’abord le fait que les nasses soient encore utilisées pour bloquer les manifestants : « on ne comprend pas pourquoi on les utilise encore depuis 1934 [le 6 février, NDLR], il faut toujours une porte de sortie. Les policiers pensent sincèrement que l’État-major ne bloque pas les rues, les seuls qui savent sont ceux qui sont dans la salle de commandement ».
En plus de cette méthode d’action, Alexandre Langlois dénonce le retour des BRAV-M (Brigades de répression de l’action violente motorisées) et accuse le gouvernement de « reprendre les mauvaises méthodes de l’histoire. » Selon lui, elles posent un « double problème » puisqu’elles ne sont constituées que de volontaires et ne sont formées que pour une journée (« il est beaucoup plus difficile de savoir qui fait quoi »).
Aurélien Restelli partage ce constat que l’arrivée en manifestation d’unités non formées au maintien de l’ordre telles que les BRAV-M participe d’une « innovation technique et humaine très artisanale. » Il affirme aussi que les policiers des BAC (Brigades anti-criminalité), luttant au quotidien contre la criminalité et la délinquance dans des quartiers criminogènes, ont « des comportements moins responsables. » De manière générale, il avance que l’emploi « d’unités non spécialisées » dans le maintien de l’ordre pose un « souci » (même s’il y a aussi des dérives du côté des CRS et des gendarmes mobiles spécialisés dans le maintien de l’ordre).
IGPN et RIO : le spectre de l’impunité
Le port du matricule RIO, obligatoire depuis le 1er janvier 2014 et permettant d’identifier chaque agent, est lui aussi au centre des débats. Alexandre Langlois, comme beaucoup de policiers, estime qu’il ne s’agit que d’un « élément de communication. » Il pointe du doigt l’absence de sanction en cas de non port du matricule, la facilité de frauder (utiliser un faux matricule) et la capacité de l’IGPN à retrouver un policier même sans matricule. Il affirme qu’il est possible d’« identifier quelqu’un en 10-15 minutes : il suffit de savoir quelle unité était sur place, de déterminer le policier impliqué ».
Au contraire, pour Aurélien Restelli, il est clair qu’une « majorité de policiers est impossible à identifier » avec le visage masqué (lunettes, cagoules, casques) et sans port du RIO. Cette situation amène selon lui à « un gros problème de conscience démocratique » : « on a des gens avec des armes dangereuses impossibles à sanctionner en cas de dérive. » Il rappelle qu’un des slogans apparu vers la fin du mouvement des gilets jaunes était « visage, brassard et RIO », témoignant d’une volonté des manifestants de pouvoir identifier les policiers.
Après identification, l’IGPN est supposée sanctionner un policier ayant commis des violences illégitimes. Pour autant, Aurélien Restelli affirme que l’IGPN sanctionne très peu les actes de violences illégitimes commis en manifestation : « beaucoup de cas n’ont pas débouché sur une instruction judiciaire, il n’y a pas d’effort fait pour identifier les policiers. » Alexandre Langlois juge lui aussi que « l’IGPN est inefficace pour tout ce qui est jugement de la police ».
Ce n’est pas la police qui enquête sur elle-même qui va résoudre quelque chose.
Alexandre Langlois, policier et secrétaire général de Vigi Police.
Il souligne que le Code d’éthique de la police européenne de 2001, signé par la France, préconise que ce ne soit pas la police qui enquête sur la police. Il demande la mise en place d’un « contrôle externe efficace » des actes commis par les forces de l’ordre. Signe que le débat est encore ouvert, le rapport rendu par le Défenseur des droits le 9 juillet dernier portait sur le maintien de l’ordre.