CINÉMA. C’est au beau milieu de Londres que Portrait de la jeune fille en feu fait sa deuxième apparition. Après quelques mots de la réalisatrice et ses deux actrices, la salle bondée est plongée dans l’obscurité. Les cinéphiles britanniques ont bien-sûr eu écho du prix du scénario de Cannes et se sont rués sur cette seconde projection nationale du dernier film de Céline Sciamma.
1770. Marianne, présentée à Héloïse comme une dame de compagnie, est chargée d’en dresser le portrait en secret pour son mariage prochain. Une rencontre amorcée dans le secret, le mensonge à laquelle la sincérité des sentiments rend justice.
Intrigante immersion, intrigue immersive
Les premières images du film donnent le ton. Quelques traits sont tracés, et s’esquisse un visage. Celui de Marianne, peintre, qui pose pour ses élèves. Tout de suite, quelque chose de frappant : la très belle intériorité de Noémie Merlant, d’une sensibilité intense et pourtant contenue. Puis, par un simple regard pour le tableau qui intrigue ses jeunes étudiantes, Marianne est rappelée à Héloïse (Adèle Haenel), jeune fille qu’elle a rencontrée, aimée quelques années auparavant, un souvenir indemne, une émotion inchangée. C’est ce souvenir qui fait l’objet du film.
D’abord, un véritable cache-cache qui rend à l’intrigue son sens propre. Plus encore qu’intrigués, nous sommes impatients. D’Héloïse, nous ne voyons d’abord qu’un portrait dont le visage n’a pas été peint. Une élégante robe verte. Une pose classique. Puis, on la devine, la voit s’avancer dans un couloir en reconnaissant la robe du tableau, puis, nous constatons d’un mouvement que c’est une domestique qui tient la robe contre elle. La caméra nous leurre une fois encore. Enfin, lorsqu’elle est là, nous marchons derrière elle. Voilée d’un capuchon, on vit aux côtés de la jeune peintre le mystère le plus total. Les traits d’Héloïse ne s’offrent que par esquisses. On tente d’en retenir les lignes, les ombres. En vain. Il faut quelques scènes, quelques sourires, avant de cerner ce visage, ce personnage et l’intrigue qui s’amorce.
Un univers de femmes se dessine doucement. Qu’elles soient fortes, indépendantes comme Marianne ou rêveuse, en colère comme Héloïse. À l’exception de quelques figures masculines de passage, le film se plaît à tracer le portrait d’un amour sans ombre. De grands espaces de liberté s’ouvrent dans une Bretagne sauvage, loin du mariage arrangé qui donne déjà la note de fin de cette romance.
Prendre la pleine mesure du temps
L’utilisation parcimonieuse de la musique offre à trois scènes clefs l’intensité qu’elles méritent, en laissant à la relation le temps et l’espace nécessaires. Car Céline Sciamma rend compte par ses silences du temps qui passe. Un temps qui est compté aux personnages dont l’échéance approche, impitoyable. Nous sommes alors marqués par le chant latin entonné par les femmes du village autour d’un feu. Une scène mémorable où Héloïse apparaît rayonnante dans une robe qui s’embrase. On se rappelle aussi Vivaldi, qui résonne à deux reprises dans des contextes et des formes différentes. Éperdue des contrastes, la réalisatrice nous dévoile la nuit, le jour, l’ombre, la lumière, la joie, la peine, la musique, le silence avec une telle délicatesse qu’il nous semble les découvrir pour la première fois. Céline Sciamma vient exposer le temps pour mieux en battre la mesure.
Portrait de la jeune fille en feu est un film sur l’amour. Un amour d’une vraisemblance saisissante, sans artifices dramatiques qui arracheraient à la sobriété ce qu’elle a de plus beau. Par une écriture poétique, une direction exemplaire de ses actrices, Sciamma nous montre que la simplicité n’a rien d’évident et fait la démonstration — une nouvelle fois — d’une réalisation maîtrisée.